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Le Requiem de Ligeti

Le Requiem de György Ligeti (achevé en 1965) combine ses styles sonoriste et pointilliste en une œuvre épique unique pour grand chœur, orchestre et deux voix féminines solistes. La première exécution de l’œuvre eut lieu le 14 mars 1965 à Stockholm.

Dans une de ses interviews, Ligeti soulignait que son Requiem n’était pas de nature liturgique, et qu’il n’était ni catholique ni adepte d’aucune religion. Dans les années 1970, il se décrivait ainsi : :

« Ma langue maternelle est le hongrois, mais je ne suis pas entièrement hongrois, car je suis juif. Cependant, je n’appartiens pas à la communauté juive, et de ce fait je suis un juif assimilé. En même temps, je ne suis pas totalement assimilé, car je n’ai pas été baptisé. Aujourd’hui, adulte, je vis en Autriche et en Allemagne, et je possède la nationalité autrichienne. Néanmoins, je ne suis pas un véritable Autrichien — seulement un immigrant — et mon allemand portera toujours l’accent du hongrois. »

L’inspiration du compositeur provenait de la poésie de Tommaso da Celano et de la peinture de Jérôme Bosch et Pieter Brueghel.
Le Requiem de Ligeti est perçu comme une secousse émotionnelle, un message sur la souffrance de l’humanité au milieu du XXe siècle, incarné dans un genre ancien et un texte sacré.

D’un côté, on peut considérer que le Requiem de Ligeti n’est pas dédié à des événements tragiques précis, ni une réflexion religieuse personnelle. C’est plutôt une symbolisation musicale de la peur et de la mort. Mais il est impossible d’ignorer le vécu personnel du compositeur : dans une interview, Ligeti affirma que son Requiem devait aussi être compris comme une protestation contre le fascisme et le communisme.

Voici que les faits :

Nazisme

Les relations de la famille Ligeti avec le fascisme furent tragiques et typiques d’une famille juive. Son père fut déporté en 1944 dans le camp de Buchenwald, où il mourut du typhus. Son jeune frère Gábor, âgé de 17 ans, pérît à Mauthausen. Seule sa mère survécut, revenue d’Auschwitz-Birkenau après la guerre. En 1944, György Ligeti fut enrôlé pour des travaux auxiliaires dans l’armée hongroise, puis fait prisonnier par les Soviétiques. Profitant du chaos d’un bombardement, il s’échappa du camp de prisonniers.

Communisme

En 1949, les communistes arrivèrent au pouvoir en Hongrie. Commença alors une ère de terreur, qui écrasa toutes les sphères de la vie, y compris la culture. Dans les arts, la littérature et la musique, le réalisme socialiste devint l’unique orientation autorisée. Un de ses étudiants le dénonça pour avoir montré en classe une partition de Stravinsky, ce qui faillit lui coûter son poste.

En 1956, les chars soviétiques écrasèrent brutalement le soulèvement populaire hongrois, et Ligeti s’enfuit à Vienne, où il devint plus tard citoyen autrichien. En tant que réfugié politique et émigrant, Ligeti ne put retourner en Hongrie avant 1989, bien qu’il n’en fût plus citoyen. Il ne revint dans son pays natal que quelques années avant sa mort, déjà compositeur de renommée mondiale.

En 2002, lors d’un séjour à Munich, un journaliste lui demanda s’il souhaiterait retourner dans son pays natal. Ligeti répondit : « Non. J’y ai des amis et je suis très attaché à ma langue maternelle. Mais les pays de l’ancien bloc de l’Est sont mentalement si appauvris qu’un immense opportunisme s’y est développé. Ces pays ont été détruits économiquement et psychiquement. ». La journaliste allemande lui demanda alors : « Avez-vous trouvé ici une seconde patrie ? » Ligeti répondit brièvement : « Non. Je n’ai pas de patrie. »

Le Requiem comme forme musicale

Le Requiem est un rite funéraire chrétien contenant une prière adressée à Dieu Tout-Puissant afin qu’Il accueille l’âme humaine au paradis.

Le mot Requiem provient des premiers mots de l’introït (Introit) de la messe des morts :
« Requiem aeternam dona eis » — « Seigneur, donne-leur le repos éternel ».
Cette expression remonte au texte apocryphe du quatrième livre d’Esdras.

Puisque, dans la tradition de l’Église catholique, l’office religieux était célébré en latin, le texte du Requiem, à l’exception du Kyrie eleison, est lui aussi rédigé en latin. À l’origine, le Requiem, comme les autres messes, était vocalement proche du chant grégorien : il était chanté à une seule voix. Le chant polyphonique commença à apparaître au XVe siècle. Le plus ancien Requiem polyphonique qui nous soit parvenu fut composé par Johannes Ockeghem dans la seconde moitié du XVe siècle. Au XXe siècle, le Requiem traditionnel — c’est-à-dire celui utilisant le texte latin canonique — devint, d’une part, un espace d’expression pour les tendances néoclassiques, et d’autre part, un terrain d’expérimentation pour les compositeurs d’avant-garde.

La messe de Requiem se distingue de la messe catholique ordinaire par l’absence de certaines parties (Gloria – « Gloire », Credo – « Je crois ») qui sont remplacées par d’autres sections telles que : Requiem, Dies irae (« Jour de colère »), Tuba mirum (« Trompette merveilleuse »), Lacrimosa (« Larmes »), Offertorio (« Offertoire »), Lux aeterna (« Lumière éternelle »), etc. La finalité et le contenu du Requiem déterminent son caractère sombre et tragique, marqué par la méditation sur la mort et l’espoir du salut.

Le Requiem de Ligeti

Le Requiem de Ligeti est un cycle librement composé de quatre parties de la messe : Introitus, Kyrie, Dies irae et Lacrimosa. Dans cette musique d’avant-garde, la mise en œuvre du texte sacré revêt souvent un caractère spontané et imprévisible : les possibilités phonétiques du texte acquièrent parfois plus d’importance que sa structure syntaxique. La particularité de l’interaction entre le texte et la musique dans le Requiem réside non seulement dans leur étroite imbrication, mais aussi dans leur complémentarité réciproque : souvent, les contours verbaux disparaissent complètement, tandis que certaines expressions ou mots (Domine, Rex, Salve) se distinguent musicalement. Ainsi, le texte latin fonctionne dans le Requiem de manière indirecte, plutôt comme un symbole.

Les paroles bien connues de la messe des morts, grâce à la nouvelle technique de composition, acquièrent une signification multiple, parfois très différente de celle que leur donnaient les interprétations classiques.

Retour aux sources et à la musique médiévale

Comme mentionné précédemment, l’un des premiers Requiems conservés est celui du compositeur Johannes Ockeghem (1410 – 1497).
Lors de la composition de son Requiem, Ligeti s’est inspiré de ces modèles médiévaux.
(On peut écouter la musique d’Ockeghem ici : https://youtu.be/BO4eq9nLfYc?si=jJyG_xaluAm3euxQ)

La micropolyphonie dans le Requiem

(Pour la définition de la micropolyphonie, voir ici)

Dans le Requiem, ces effets se manifestent principalement dans les parties chorales.
Un exemple significatif se trouve dans la deuxième partie, où les cinq parties vocales sont parfois subdivisées en quatre voix supplémentaires chacune, ce qui crée une micropolyphonie à vingt voix.

Dans le contexte de son Requiem, Ligeti utilise la micropolyphonie pour évoquer un sentiment de deuil collectif. Grâce à cette texture chorale extraordinairement divisée et d’une virtuosité saisissante, Ligeti parvient à suggérer le son d’une multitude infinie de pleureurs — une foule de témoins qui se lamentent non seulement pour les morts, mais aussi pour eux-mêmes.

Brève analyse des différentes parties

Le choix des sections du Requiem est très particulier : le compositeur n’a inclus que l’Introitus, le Kyrie, le Dies irae et la section finale Lacrimosa.
Autrement dit, Ligeti a volontairement écarté le Sanctus et l’Agnus Dei, textes où apparaît ne serait-ce qu’un éclat d’espérance. (Son œuvre chorale Lux Aeterna fut écrite un an plus tard, en 1966, et est exécutée comme une pièce indépendante.) Toutes les parties du Requiem traduisent une expérience tragique, une réalité infernale, sans le moindre instant de répit, et sans aucune promesse de consolation.

  1. Introitus

Ainsi, la musique du Requiem contredit souvent le texte et semble parfois totalement incompatible avec lui. Un exemple en est cette première partie, Introitus, qui ne contient pas la moindre trace du sens de Requiem aeternam — le repos éternel.

La dynamique de la première partie, construite dans une plage allant de pp à pppp, et le déplacement progressif des oscillations chromatiques du registre grave vers l’aigu créent l’impression d’un espace infini empli d’une lumière invisible.

Le compositeur crée ici l’image d’un espace immense, indifférent à la souffrance humaine, qui ne fait que répondre par un écho aux faibles voix des hommes. Quant à ces voix humaines elles-mêmes, elles murmurent mécaniquement, sans émotion, comme mues par l’inertie. Même les mots lux aeterna n’apportent aucun changement au ton morne de cette prière polyphonique, une prière dépourvue de foi.

  1. Kyrie

La deuxième partie est célèbre pour avoir été utilisée par Stanley Kubrick dans son film 2001 : L’Odyssée de l’espace ; il s’agit en réalité d’une fugue d’une complexité extrême.

À partir d’un glissement chromatique continu dans une trame micropolyphonique dense, Ligeti atteint deux culminations successives, chacune évoquant un immense cri collectif. La texture chorale saturée, construite à partir de thèmes fugués transformés en micropolyphonie, renforce l’impression de présence malgré une atmosphère d’irréalité.

Les vingt voix du Kyrie, organisées selon une stricte technique de micro-canons, créent seulement une illusion visuelle de mouvement dirigé — si l’on observe la partition. Mais, si l’on écoute « d’en haut », sans regarder la partition, cette section apparaît comme une agitation vaine, celle de minuscules créatures piégées dans une toile invisible.

Cette impression provient de l’impossibilité d’entendre la rigueur structurelle de la micropolyphonie « sur le papier » : à l’oreille, on perçoit seulement un amas sonore mouvant, un cluster en perpétuelle transformation. C’est ici que se manifeste l’idée paradoxale de Ligeti : « fixer un processus », ce qu’il appelait une statique dynamique — un mouvement sans but ni direction, des efforts vains qui ne mènent à aucun résultat.

Le cri de désespoir qui surgit dans la culmination du Kyrie, comme une imploration de pitié et de compassion, n’atteint pas les oreilles du Créateur, quelle que soit la manière dont on imagine cette force, et retentit encore — sans réponse.

  1. Dies Irae

La troisième partie, Dies Irae, représente la scène du Jugement dernier. Elle est construite sur des contrastes soudains — dynamiques, rythmiques, de tempo et de timbre. Les changements constants entre de longues et de très brèves durées créent un effet de désordre, d’hystérie et de folie. Ces contrastes se manifestent aussi dans l’intonation : de petites valeurs accentuées s’enchaînent avec de larges intervalles (octaves, septièmes, quintes), produisant une impression de chaos.

Le Dies Irae se déroule comme un flot de conscience bouleversée par la terreur, où se succèdent sans logique apparente des émotions opposées — de l’horreur à l’indifférence — telle une chaîne d’hallucinations mouvantes.

  1. Lacrimosa

La partie Lacrimosa joue le rôle d’un épilogue. Les mots-clés de cette section — requiem (repos), resurgo (renaître, ressusciter, se relever), parco (épargner, protéger, avoir pitié) — suggèrent l’apaisement.

Mais la dernière partie du Requiem frappe au contraire par une insensibilité presque pathologique : même au moment où le texte exprime les paroles les plus émouvantes, toute émotion humaine semble éteinte — l’âme paraît incapable de ressentir, même la douleur la plus insoutenable.

En psychologie, un tel état est perçu comme une conséquence possible d’un traumatisme psychique grave ; en musique, il peut être exprimé comme une forme de détachement, ou comme un « expressionnisme figé », selon le terme même de Ligeti.

Le compositeur racontait qu’au début de 1945, alors qu’il errait entre les armées soviétique et allemande — c’est-à-dire entre la vie et la mort — il se sentait comme un somnambule, avançant sans émotions, sans but ni volonté, dans la lumière grise d’un court jour d’hiver.


Et en conclusion, le narratif de Ligeti ne laisse à l’homme aucun espoir — ni d’être entendu, ni de se sauver de cet enfer. Il n’y a rien d’autre que la solitude, le cri dans le vide.

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