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Ligeti et Bruckner : un dialogue inattendu

(Temps de lecture : environ 4 minutes)

Cet article constitue la deuxième partie de la préparation au concert du Requiem de Ligeti et de la Symphonie n° 4 de Bruckner, dans le cadre du projet AVANT CONCERT 2025-2026.
Pour découvrir la conférence dans son intégralité, je vous invite à consulter la page Concert 3 : Ligeti / Brukner

Dans la plupart des concerts de musique classique auxquels j’ai eu l’occasion d’assister, on ne comprend pas souvent pourquoi le programme est construit de cette manière. Les notes de programme donnent souvent un aperçu de chaque œuvre séparément, mais soulignent très rarement les liens possibles entre elles (ou les liens n’existent pas). Il arrive que des pièces très différentes — d’époques, de styles ou d’humeurs opposées — soient jouées le même soir, et je me surprends alors à chercher la logique qui pourrait justifier ce voisinage.

La question de savoir comment le Requiem de Ligeti et la Symphonie de Bruckner se sont retrouvés côte à côte me poursuivait depuis le moment où je les ai vus dans un programme de la Philharmonie. Ce qui me troublait particulièrement, c’est que je savais déjà beaucoup de choses sur le Requiem de Ligeti, tandis qu’à propos de la Quatrième de Bruckner, il me revenait d’abord son surnom : « Romantique ». Cela m’embrouillait : comment ces deux œuvres pouvaient-elles coexister dans un même concert ? J’ai même ressenti une sorte d’indignation : comment pouvait-on diluer l’intensité de Ligeti avec une touche de romantisme allemand ?

Après avoir pris le temps d’y réfléchir, de tout réécouter et de me replonger dans ces deux œuvres, voici mes réflexions.

Le Requiem de Ligeti représente un désespoir existentiel, une horreur sans fin. Parmi toutes les parties traditionnelles du requiem, Ligeti a choisi seulement les plus sombres et les plus désespérées. Dans ses quatre sections, il n’y a pas une seule note d’apaisement ou d’espérance. Pourtant, par définition, le requiem — un rite funéraire chrétien — contient une prière adressée à un Dieu tout-puissant pour qu’il accueille l’âme humaine au ciel : Requiem aeternam dona eis — « Accorde-leur le repos éternel, Seigneur ». Chez Ligeti, il ne reste qu’un gouffre de souffrance. Il n’y a ni paix ni consolation, et Dieu n’y apparaît pas comme miséricordieux, mais comme indifférent.

La musique de Bruckner arrive ensuite comme une restauration de l’équilibre. Elle nous ramène à Dieu et à l’idée d’un ordre du monde. La symphonie de Bruckner est l’expression d’un homme qui croit profondément à l’harmonie du cosmos. C’est pourquoi le final de la Quatrième — sa conclusion majestueuse et lumineuse — résonne comme un triomphe de la paix, de l’harmonie et de l’équilibre intérieur. C’est là ce « repos éternel » auquel nous aspirons, mais non plus par le désespoir de Ligeti : par la lumière de Bruckner.

Il existe encore une autre parenté entre eux : une forme de retenue et de concentration dans le traitement du matériau musical. Les deux compositeurs, chacun à sa manière, savent construire un univers entier à partir d’un nombre très limité de motifs, comme s’ils sculptaient une forme dans un seul bloc de pierre. On reproche souvent à Bruckner ses répétitions et le développement trop prolongé d’une seule idée, mais c’est précisément cette insistance qui donne à sa musique sa solidité monolithique, presque architecturale. En ce sens, il apparaît comme un précurseur involontaire du minimalisme : non par ressemblance extérieure, mais par ce principe intérieur consistant à révéler la profondeur à travers un mouvement progressif, concentré. (Et le contraste avec Mahler devient alors très clair : chez Mahler, les symphonies sont peuplées d’un univers entier d’images et et de personnages.) Bruckner, lui, ouvre devant nous le lent souffle de l’espace et du temps.

Enfin, ils sont unis par une aspiration intellectuelle particulière. Ni Ligeti ni Bruckner n’écrivent une musique née d’impressions quotidiennes ou de simples tableaux pittoresques. Ils se tournent vers ce qui dépasse la vie ordinaire : vers les questions de sens, vers la structure spirituelle du monde, vers la destinée humaine. Leur musique ne cherche pas à divertir — elle cherche à exprimer ce qui ne peut être dit autrement. Chacun y parvient par un chemin propre : dans le Requiem de Ligeti, c’est le chemin vers l’abîme, vers l’obscurité tragique de l’existence humaine ; dans la Quatrième symphonie de Bruckner, c’est le chemin vers la lumière, vers une harmonie universelle et un apaisement quasi liturgique.

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